LE TROISIEME AGE DU CAPITALISME
Alain de Benoist
Dans un livre récent, Luc Boltanski et Eve Chiapello ont examiné la façon dont le
capitalisme n’a cessé de mobiliser des millions d’individus autour d’une cause qui n’a
pourtant pas d’autre finalité qu’elle-même : l’accumulation du capital1. Cherchant à
identifier les « croyances qui contribuent à justifier l’ordre capitaliste et à soutenir en
les légitimant les modes d’action et les dispositions qui sont cohérents avec lui », ils
constatent qu’à chaque époque, le capitalisme comporte une figure de base, un
élément d’excitation individuelle et un discours de justification en termes de bien
général. Ce qui les conduit à distinguer trois périodes différentes.
Le premier capitalisme, qui domine tout le XIXe siècle, est incarné par le
« bourgeois » qu’a si bien décrit Werner Sombart et par l’entrepreneur ou le
« chevalier d’industrie », qui manifeste avant tout le goût du risque et de l’innovation.
C’est un capitalisme patrimonial et familial, largement solidaire des classes
bourgeoises qui exercent le pouvoir. L’élément d’excitation est représenté par la
volonté de découvrir et d’entreprendre. Le discours de légitimation se confond avec
le culte du progrès. Le deuxième capitalisme se développe à partir des années
trente. C’est celui de la grande entreprise et du compromis fordiste, où le prolétariat
renonce progressivement à la critique sociale en échange d’une garantie d’accéder à
la classe moyenne. La hausse des salaires favorise la consommation, qui atténue les
conflits. La figure emblématique de ce deuxième capitaliste est celle du PDG ou du
directeur de société, en même temps que celle du cadre supérieur. L’excitation
réside dans la volonté de l’entreprise de se développer le plus possible. Le discours
de légitimation met l’accent sur l’augmentation du pouvoir d’achat, ainsi que sur la
valorisation du « mérite » et de la compétence. Cette période, qui correspond à l’ère
de la redistribution par l’État-Providence, du keynésianisme et de l’expansion
régulière de la classe moyenne, prend fin en même temps que les Trente Glorieuses,
avec la crise pétrolière de 1973.
Nous sommes, depuis, entrés dans le « troisième âge » du capitalisme. Moment
qui correspond au passage d’un capitalisme encore encadré au capitalisme débridé
du monde actuel — le « turbo-capitalisme » dont parle Edward N. Luttwak2. Sa figure
essentielle est celle du chef de projet (coach) ou du faiseur de réseau (net-worker),
qui se borne à coordonner l’activité d’unités à durée d’existence limitée. Ses valeursclés
sont l’autonomie, la créativité, la mobilité, l’initiative, la convivialité,
l’épanouissement. Le nouveau capitalisme contourne le principe de hiérarchie par un
nouveau dispositif de gestion des personnels. Il y a de moins en moins de « chefs »,
de plus en plus de « responsables » qui travaillent en équipes. Le manager attentif
aux ressources humaines, adaptable, flexible, « communicant », remplace le cadre
rigide et planificateur. L’employé est mobile, avec très peu de fidélité à la firme qui
l’emploie. Du fait de l’intensification de la concurrence, l’entreprise fonctionne de
moins en moins « en interne ». Elle externalise ses services, qui sont alimentés par
la sous-traitance et la précarité. L’entreprise taylorienne ou fordiste cède peu à peu la
place à la firme-réseau, phénomène qui va de pair avec l’émergence d’un monde
postmoderne essentiellement « connexionniste ». L’élément d’excitation est
représenté par le développement des technologies nouvelles. Le discours de
légitimation est celui d’une « nouvelle économie » qui ferait entrer l’humanité dans
une nouvelle ère de croissance durable.
La grande caractéristique de ce nouveau capitalisme réside dans l’extraordinaire
montée en puissance des marchés financiers. L’envolée des cours de la Bourse a
commencé dans le milieu des années quatre-vingt à Wall Street, avant de se
propager en Europe. En 1998 et 1999, le CAC a progressé de quelque 30 %. Aux
États-Unis, les valeurs boursières qui, depuis près d’un siècle, représentaient en
moyenne l’équivalent de quinze années de profits, en représentent aujourd’hui
trente-cinq !
La conséquence est l’obsession de la création de valeur pour l’actionnaire et une
exigence de rentabilité du capital exorbitante. Un taux de rémunération du capital de
l’ordre de 15 % est désormais couramment exigé, alors même que la croissance du
PNB ne dépasse pas 4 à 5 %. Parallèlement, alors qu’il y a quelque temps on ne
jurait que par les retours sur fonds propres pour mesurer la rentabilité de l’actif
économique des entreprises, aujourd’hui, afin de compenser le manque d’information
sur la rentabilité future, on valorise les entreprise à l’aide de ratios présumés, fondés
sur les parts de marché obtenues ou conquises.
Le cours des actions, qui fluctue de manière aléatoire, cesse alors d’être le reflet
de la situation des entreprises ou des économies : la valeur des titres cotés n’a plus
rien à voir avec leur valeur réelle. La flambée des Bourses occidentales brise le
rapport d’égalité entre le taux de croissance de l’économie réelle et le taux de
rendements des titres financiers. La valeur économique se rapporte de moins en
moins à une valeur objectivable, et de plus en plus à une richesse virtuelle censée
répondre au désir illimité des individus. La dynamique entrepreneuriale visant à
s’inscrire dans la durée est supplantée par une dynamique financière immatérielle,
sans fondement objectif. Cette distorsion entre l’économie réelle et l’économie
financière, la valeur boursière et la valeur ajoutée, mais aussi entre le consommateur
et l’actionnaire, entretient l’illusion que l’accumulation de titres équivaut à la
production de biens. La fuite en avant se faisant toujours à crédit, les actions
boursières ressemblent de plus en plus à des assignats en puissance. La « bulle »
spéculative, qui ne cesse de grossir, risque à tout moment de crever, débouchant
ainsi sur un nouveau krach.
C’est cette suprématie de la Bourse qui a entraîné, comme une conséquence
logique, celle des « investisseurs institutionnels », les fameux « zinzins »3, qui gèrent
aujourd’hui quelque 10 000 milliards de dollars et sont en train d’imposer au monde
entier la version anglo-saxonne du capitalisme.
Parmi ces « zinzins » qui dominent la planète boursière, les plus connus sont les
gestionnaires de fonds de pension, de compagnies d’assurances ou de fonds
communs de placement (mutual funds). Ces « fonds de pension » — l’expression
n’est qu’un mauvais anglicisme — sont en fait des caisses de retraite privées, des
fonds d’épargne collective créés par les professions ou les entreprises pour servir
des retraites sous formes de rente. Les plus célèbres sont Calpers, en Californie,
Vanguard, Fidelity, etc. Leur activité consiste à investir sur les marchés financiers en
recherchant les meilleurs profits. En dollars courants, leurs actifs sont passés entre
1950 et 1997 de 17 milliards à près de 5 000 milliards ! En 1997, ils possédaient à
eux seuls près de 50 % de toutes les actions cotées aux États-Unis, contre
seulement 10 % en 1960.
Cette vogue des fonds de pension, dont on ne cesse de vanter les vertus
miraculeuses, comporte en réalité un risque énorme pour ceux qui, par leur
intermédiaire, ne craignent pas de jouer leur retraite en Bourse. Elle revient en effet à
transférer vers les salariés, qu’elle met à la merci d’un krach, les risques financiers
autrefois supportés par les entreprises et les États4. Les fonds de pension sont en
outre l’un des facteurs majeurs de l’instabilité financière mondiale, leurs apports
massifs de capitaux entraînant une surévaluation artificielle qui nourrit la « bulle »
spéculative, alors que leur impact positif sur l’économie réelle est pratiquement nul.
Leur rôle potentiellement déstabilisateur, en particulier sur les marchés émergents, a
d’ailleurs été parfaitement mis en lumière par les crises financières les plus récentes.
Par leurs menaces ou leurs décisions effectives, les investisseurs institutionnels
ont changé le visage du capitalisme. Leur poids considérable, les moyens de
pression dont ils disposent, ont fait apparaître des normes de gestion nouvelles, en
même temps qu’ils limitaient durablement la marge de manœuvre des États. Partout,
ils ont imposé leur style, leurs objectifs, leurs exigences. A travers le capital risque,
les stock-options et l’actionnariat salarié, ils ont donné la priorité au « gouvernement
d’entreprise » (corporate governance) en stimulant le désir d’un retour sur
investissement immédiat. Par les fusions, les participations croisées, les prises de
contrôle en Bourse, ils ont fait naître une nouvelle classe d’entrepreneurs tirant leur
pouvoir de la pure puissance des marchés. En exigeant pour le capital investi des
taux de rentabilité quasi usuraires de 15 %, ils ont contraints les entrepreneurs à se
soumettre leurs conditions.
Révélatrice est à cet égard la pénétration de la capitalisation boursière française
par les investisseurs étrangers, au premier rang desquels figurent justement les
grands fonds de pension anglo-saxons. La France détient en ce domaine un record
mondial. La part des grands investisseurs internationaux dans le capital des sociétés
françaises atteint en effet aujourd’hui près de 40 %, contre 16 % en Angleterre, 10 %
en Allemagne et 7 % aux États-Unis. En 1998, les investissements nets des nonrésidents
en actions françaises se sont élevés à 70 milliards de F, contre seulement
6 milliards aux résidents ! En outre, depuis une décision prise en 1993 par Nicolas
Sarkozy, alors ministre du Budget, ces fonds non résidents sont exonérés de toute
imposition sur les dividendes français qu’ils encaissent. Il en résulte un différentiel de
contrainte, et donc de rendement, dont la conséquence logique, compte tenu des
moyens dont disposent les « zinzins », pourrait être le rachat progressif de la majorité
des titres des sociétés françaises par des investisseurs étrangers. En 2000, la
dégringolade d’Alcatel suite à la décision d’un fonds américain de vendre la moitié
des actions qu’il détenait dans son capital illustre les dangers d’une telle
dépendance, qui ne cesse de croître5.
« Par ce biais, remarque Laurent Joffrin, le modèle libéral se répand sans tambour
ni trompettes, par le simple jeu de la pression financière. Contraintes d’assurer à ces
actionnaires sans pitié une “création de valeur” (un profit, en langage courant)
léonine, les groupes nationaux reportent les sacrifices sur leurs salariés : la
stagnation des salaires français va remplir les poches des retraités d’outre-
Atlantique ».
Le « capitalisme rhénan » décrit naguère par Michel Albert6 perd ainsi
constamment du terrain devant le capitalisme financier, qui ébranle ses fondements.
Ce capitalisme « rhénan « , fondé sur le système bancaire et les conglomérats
industriels, se voulait encore soucieux d’un minimum de cohésion sociale. Mais les
difficultés économiques traversées depuis dix ans par l’Allemagne (et le Japon) ont
renforcé l’idée que le modèle anglo-saxon est voué à s’imposer partout. La
convergence des modèles économiques est d’ailleurs l’un des grands postulats de la
« nouvelle économie ». La méthode employée consiste à appliquer aux États-nations
la même grille de lecture que celle appliquée aux firmes pour évaluer la compétitivité.
En réalité, comme l’exemple américain constitue la référence de base de la
« nouvelle économie », cette prétendue convergence des systèmes économiques —
convergence faisant abstraction des particularités culturelles, sociales ou
institutionnelles de chaque pays et interprétant comme « retard » tout problème
dérivant d’une situation locale — résulte simplement du fait que tous les pays sont
classés en fonction de leur écart par rapport aux États-Unis, « pays jeune qui a
éradiqué toutes les formes de socialisation antérieures et qui est donc la terre du
sujet marchand par excellence », comme le note Robert Boyer, qui ajoute : « On
compare à cette société, figure emblématique du capitalisme, toutes les autres
sociétés pour les découvrir “archaïques” ou “émergentes”. En d’autres termes, la
plupart des analystes américains vont appliquer aux autres économies les outils
conceptuels utilisés pour analyser la société américaine en supposant qu’ils sont
nécessaires et suffisants »7. En d’autres termes, on perd de vue que c’est plutôt le
système américain qui est exceptionnel par rapport à la diversité des situations
existantes.
La première exigence des investisseurs institutionnels est évidemment la
déréglementation. On sait qu’au cœur du credo libéral, on trouve la croyance dans
l’existence d’un processus d’ajustement naturel (autorégulateur) qui permettrait au
marché d’atteindre une situation optimale à condition de n’être entravé par rien — ce
qui n’empêche d’ailleurs pas les partisans du marché de se convertir discrètement à
l’interventionnisme chaque fois qu’ils peuvent y trouver leur avantage8. La
déréglementation consiste donc à supprimer tout ce qui est susceptible de perturber
les ajustements propres au « mécanisme du marché » et, subsidiairement, à attribuer
tous les effets négatifs que l’on peut constater à la malignité humaine (« rigidité des
salaires », dette des administrations publiques, « obstacles » culturels, etc.) plutôt qu’
au marché lui-même.
Composante essentielle de la conception libérale de l’économie, la
déréglementation n’a cessé de s’étendre depuis les années quatre-vingt à partir des
expériences anglaise et américaine. Un tournant capital été pris en 1986, lorsque
Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont convaincu leurs partenaires au sein du G7
d’accepter le principe d’une déréglementation financière. Les États ont accepté parce
que cette déréglementation leur permettait de financer leur dette publique par la
« titrisation », ce qui veut dire en clair que la dette des États pouvait être transformée
en titres négociables vendus en Bourse.
Un vaste mouvement de « désintermédiation » financière s’est alors engagé,
permettant notamment aux grandes entreprises de se financer directement sur les
marchés financiers, ce qui a entraîné une diminution du rôle des banques. Or, les
banques jouent traditionnellement un rôle d’écran entre les entreprises et les
épargnants, en permettant une certaine « mutuellisation » des risques et en
absorbant une partie des chocs conjoncturels, générateurs de décalage entre
l’épargne et l’investissement. La disparition de cet écran fait que l’épargnant
individuel doit désormais supporter seul la qualité du risque de ses placements sur
les marchés financiers, ce qui augmente sa vulnérabilité. Parallèlement, de nouveaux
instruments financiers ont été créés, tels les marchés à terme et de devises.
Cette libéralisation des marchés financiers a été l’un des moteurs essentiels de la
mondialisation. Comme la déréglementation et les privatisations, elle participe d’une
même tendance : le passage d’une liquidité bancaire à une liquidité purement
financière, c’est-à-dire que les instruments financiers ne cessent de gagner en
liquidité au point de pouvoir être utilisés eux-mêmes comme instruments
monétaires9.
Sous prétexte de dérégulation et de meilleure efficacité, le nouveau capitalisme
réclame donc de façon statutaire une liberté de manœuvre totale, en arguant que
toute restriction apportée à cette liberté se traduirait par une moindre efficacité. Il
s’affranchit ainsi de toute règle, hors celle du profit immédiat.
Résultat : alors qu’en Europe, les grands raids boursiers étaient naguère
rarissimes, les fusions-participations se multiplient depuis 1998-99 à un rythme
encore jamais vu10. Certes, on avait déjà enregistré entre 1885 et 1913 un
mouvement de concentration des entreprises, mais les dimensions n’étaient pas les
mêmes. De plus, il y a un siècle, les fusions étaient offensives et servaient à
conquérir de nouvelles parts de marché, alors que les deux tiers des fusions
actuelles sont principalement défensives. Une autre caractéristique de ces
opérations est qu’elles se font le plus souvent « en papier », c’est-à-dire par des
offres publiques d’échanges qui profitent aux actionnaires des sociétés-cibles, mais
augmentent encore le volume de la « bulle » spéculative.
Ces rapprochements mettent en jeu des sommes colossales. Le rachat du groupe
allemand Mannesmann par le Britannique Vodaphone a représenté à lui seul une
opération de 148 milliards de dollars (presque autant que le budget de la France !).
En 1998, Exxon a absorbé Mobil pour 86 milliards de dollars, Travelers Group la
Citycorp pour 73,6 milliards de dollars, Bell Atlantic GTE pour 71,3 milliards de
dollars, AT&T Media One pour 63,1 milliards de dollars, TotalFina Elf Aquitaine pour
58,8 milliards de dollars. En janvier 2000, le rachat de Time Warner, numéro un
mondial de la communication, par AOL, premier fournisseur mondial d’accès à
Internet, a créé un groupe pesant quelque 300 milliards de dollars.
A l’échelle mondiale, ces opérations de concentrations ou de fusions-acquisitions
ont représenté en 1999 un montant de 3 160 milliards de dollars. Quant aux sommes
brassées au cours de la dernière décennie, elles se sont élevées à 20 000 milliards
de dollars, soit deux fois et demi le produit intérieur brut des États-Unis.
Censé favoriser la diversité et la qualité, le principe de concurrence aboutit ainsi à
la constitution d’immenses cartels ou monopoles, disposant de plus de pouvoir que
bien des États. A l’heure actuelle, les 200 plus importantes firmes transnationales
(dont 91 ont leur siège aux États-Unis) font annuellement un chiffre d’affaires de 7
000 milliards de dollars, chiffre supérieur au montant du PIB des 150 pays non
membres de l’OCDE. Dans la plupart des secteurs, en particulier dans le domaine de
la culture et de la communication, cette évolution engendre l’homogénéisation de
l’offre (chaque firme cherche à faire mieux, mais à faire mieux la même chose) et sur
la « sélection inverse », c’est-à-dire sur des situations où les solutions sélectionnées
se révèlent désavantageuses pour les agents11.
Il est clair que le véritable rôle des « zinzins » est de restructurer le capitalisme
mondial. « En achetant et vendant leurs participations, précise Dominique Plihon, les
fonds de pension font circuler le capital et accélèrent l’évolution vers une nouvelle
configuration caractérisée par la prise de contrôle du capital productif par les
investisseurs et, simultanément, par la création d’une classe de rentiers au sein
même du salariat »12.
On est en fait passé du commerce des matières premières au commerce des
produits industriels, puis du commerce des produits industriels au commerce des
produits financiers. Cette évolution est aujourd’hui portée par la croyance en un
nouveau type de croissance durable liée à l’essor des « technologies nouvelles » :
médias, Internet, téléphonie mobile, etc. De même que le développement du premier
capitalisme avait été favorisé par la machine à vapeur et les chemins de fer, le
nouveau capitalisme doit l’essentiel de sa fortune à l’explosion des technologies de la
communication, l’ordinateur, premier outil créé par l’homme qui ait vocation à
remplacer le cerveau humain, se caractérisant par le transport instantané de
données immatérielles et permettant la prolifération à l’infini des réseaux. Symbole :
Canal Plus représente aujourd’hui une capitalisation supérieure à celles de Peugeot,
Renault et Michelin réunis.
Lancé sur le marché privé par le Pentagone à la fin des années quatre-vingt, le
réseau Internet s’est en effet révélé un formidable outil. Le nombre de ses utilisateurs
devrait incessamment dépasser le demi-milliard de connectés (dont dix millions en
France), le commerce électronique (« trading on line », publicité, bourse en direct)
atteignant alors les 80 milliards de dollars par an. Début mars 2000, la simple
évocation de l’introduction en Bourse d’une filiale Internet de France Télécom a
permis à cet opérateur téléphonique de gagner 295 milliards de F en une seule
journée, phénomène encore jamais enregistré sur la place de Paris. France Télécom
atteignait ainsi une capitalisation boursière de 1 470 milliards de F, soit encore une
fois l’équivalent du budget de la France. Le soir même de son introduction à la
Bourse de New York, le fabricant d’ordinateurs de poche américain Palm Pilot voyait
au même moment sa valeur dépasser 53 milliards de dollars, plus que celle de
General Motors, premier constructeur automobile mondial ! Ignacio Ramonet rappelle
de son côté qu’« un épargnant ayant simplement investi le jour de leur introduction
en Bourse 1 000 dollars dans des actions de chacun des cinq grands d’Internet
(AOL, Yahoo !, Amazon, AtHome, eBay) aurait gagné, dès le 9 avril 1999, un million
de dollars »13 !
La valorisation boursière des titres Internet a suscité une sorte de folie, dont
témoignait récemment la multiplication des « start up ». Là encore, le modèle retenu
est celui de l’économie virtuelle et de la fuite en avant. « Des sociétés qui n’ont
jamais réalisé de profits et ne sont guère près d’y parvenir [ont été] évaluées à des
chiffres représentant plusieurs siècles de chiffres d’affaires »14. Les désillusions ont
été bien entendu au rendez-vous. Fin mars 2000, à la Bourse de New York, 700
milliards de dollars (deux fois le montant de la dette extérieure des pays africains) se
sont envolés en fumée en l’espace de 24 heures. Quelques jours plus tard,
l’effondrement du Nasdaq (le marché électronique où sont cotées les valeurs de la
haute technologie) se traduisait par une nouvelle perte de 800 milliards de dollars.
En permettant à toute activité de devenir immédiatement transnationale, quel que
soit l’endroit de la planète où elle se trouve, Internet n’en a pas moins valeur de
symbole. L’un des traits caractéristiques du nouveau capitalisme est en effet
l’abolition de la distance et du temps. L’argent circule en temps zéro d’un bout à
l’autre de la planète, et cette mobilité, contrastant avec la lourdeur des bureaucraties
étatiques, dont elle accentue l’impuissance et accélère l’obsolescence, se retrouve à
tous les niveaux : entre les donneurs d’ordre et les sous-traitants, les multinationales
et les pays, les marchés financiers et les entreprises. La mobilité (le « différentiel de
déplacement ») tend à être érigée en norme absolue, les impératifs de rentabilité
commandant les déplacements des hommes et les délocalisations d’entreprises.
« On a mis une technologue du XXIe siècle au service d’une idéologie du XIXe
siècle », écrit Jack Dion15. Le capitalisme est plus que jamais nomade.
Le premier capitalisme était déjà un capitalisme « sauvage », mais il comprenait
aussi un élément de sécurité lié au règne de la morale bourgeoise et de ses valeursclés
(famille, patrimoine, épargne, charité patronale). Cet élément de sécurité s’est
trouvé renforcé dans le deuxième capitalisme, avec le compromis fordiste et
l’avènement de l’État-Providence : l’activité patronale y était encadrée par des
dispositifs réglementaires, des législations fiscales, une législation sur le travail
acquise souvent par la lutte, des structures sociales, des traditions culturelles, etc.
Ces deux capitalismes étaient en outre fondés sur des rapports hiérarchiques de
domination à l’intérieur desquels une certaine contestation était encore possible.
Bernard Perret observe à ce propos que « l’organisation hiérarchisée donne
paradoxalement davantage de prise à l’élaboration démocratique et à la
consolidation des régulations non marchandes. D’un mot : c’est précisément parce
que la domination de l’argent s’y manifestait de manière explicite comme un rapport
de domination entre des personnes que l’entreprise fordiste a pu composer la scène
centrale des combats pour la démocratie sociale »16.
C’est tout cela qui a volé en éclats avec le capitalisme du troisième âge.
Retrouvant son appétit des origines, mais avec des moyens surmultipliés, celui-ci
tend à faire disparaître tout système de sécurité, l’idée de base étant que, dans une
économie où la concurrence prend le pas sur les organisations et les institutions, le
social ne doit surtout pas venir perturber le jeu du marché. Du fait de la
déréglementation, les salariés voient disparaître les uns après les autres, sous les
gouvernements de gauche comme de droite, les avantages et les droits acquis par
des décennies de combat syndical. Parallèlement, le caractère informationnel du
néocapitalisme (on produit toujours plus de biens et de services avec toujours moins
d’hommes) fait que la croissance devient « riche en chômage » (Alain Lebaude),
tandis que la flexibilité se traduit surtout par la dévalorisation de la notion de statut et
que se développent la précarité et l’exclusion.
Le chômage, de conjoncturel, tend à devenir structurel. D’une part, on assiste
tendanciellement au déclin des emplois agricoles et industriels, auquel s’ajoutent les
contraintes budgétaires qui pèsent sur la création d’emplois publics et les limites
inhérentes au développement des emplois dans le tertiaire marchand. D’autre part, le
mouvement de recherche de la main-d’œuvre se délocalise de plus en plus hors des
territoires nationaux. Enfin, et surtout, les grandes entreprises industrielles, non
seulement ne sont plus créatrices d’emplois, mais cherchent au contraire à
augmenter leur productivité en en supprimant.
L’influence croissante que les fonds de pension exercent sur les critères de
gestion des entreprises joue bien entendu son rôle. « Les seuls impératifs qui
comptent pour eux sont l’augmentation de la rentabilité des fonds propres et la
maximisation de la valeur actionnariale. L’objectif prioritaire n’est plus, comme dans
la période fordiste antérieure, d’assurer la croissance de l’industrie, mais de réaliser
des gains de productivité. Si nécessaire, en fermant des unités de production jugées
insuffisamment rentables ou, plus exactement, ne satisfaisant pas aux normes très
élevées de rentabilité imposées par les investisseurs. Dans ce nouveau régime, la
taille de l’entreprise et l’emploi deviennent des variables d’ajustement »17.
Naguère, une entreprise avait tendance à embaucher quand elle faisait du profit.
C’est même ainsi qu’on justifiait ce profit : plus les entreprises se porteraient bien,
moins il y aurait de chômage. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Lorsque Michelin annonce
simultanément la suppression de 7 500 emplois et une hausse de 22 % de ses
bénéfices, la nouvelle est accueillie avec une faveur immédiate par les marchés. De
même, lorsque le gouvernement de Lionel Jospin entérine en juin 1997 la fermeture
de l’usine Renault de Vilvorde, les fonds d’investissement américains, présents à
hauteur de 5 % dans le capital de la firme, applaudissent des deux mains. Le
chômage devient ainsi facteur de profit, au moins à court terme (car on ne tient pas
compte des conséquences sur la consommation). Dans un tel contexte, la croissance
en emplois s’explique essentiellement par le développement du temps partiel et celui
des emplois courts ou précaires. En d’autres termes : plus la société va mal, plus les
profits augmentent.
La conviction des économistes libéraux étant que la société de marché est le
meilleur système qu’on puisse concevoir, l’objectif est de privilégier les réformes
structurelles qui accroissent les incitations au travail et, simultanément, de réduire les
revenus de la non-activité, c’est-à-dire ceux qui sont distribués par le système de
protection sociale. D’un côté, on crée un chômage structurel, de l’autre on fait de
moins en moins pour les chômeurs.
L’exclusion qui en résulte diffère fondamentalement du sort des travailleurs dont le
capitalisme se bornait autrefois à exploiter la force de travail. L’émergence du monde
des réseaux s’accompagne de nouvelles formes d’aliénation fondées sur les
différentiels d’aptitudes, mais aussi de mobilité et de capacité d’adaptation. Compte
tenu des profils requis dans les secteurs en voie d’expansion (intelligence abstraite et
compétence technicienne), les sous-qualifiés deviennent de plus en plus
inemployables, et donc inutiles. Ils ne sont plus exploités, mais exclus. « Dans la
topique du réseau, écrivent Boltanski et Chiapello, la notion même de bien commun
est problématique parce que, l’appartenance ou la non-appartenance au réseau
restant largement indéterminée, on ignore entre qui un “bien” pourrait être mis en
“commun” et aussi, par là même, entre qui une balance de justice pourrait être
établie »18. En fait, dans le monde des réseaux, la justice sociale n’a tout simplement
plus de sens. Ceux qui passent entre les mailles sont définitivement exclus. Bernard
Perret parle très justement d’une société élective et volatile, « fondée sur l’évitement
de ce qui dérange et, pour cette raison, génératrice d’exclusion ».
Pour masquer cette dérive, les tenants de la « nouvelle économie » font valoir
l’importance désormais décisive de la création de profit pour l’actionnaire (share
holder value). « Longtemps, remarque Jacques Julliard, l’identification de la direction
de l’entreprise avec le capital de celle-ci a été total. Ainsi, dans le système français
classique, la figure du PDG, à la fois président du conseil d’administration et
directeur de l’entreprise, assurait parfaitement cette identification de l’actionnariat et
du patronat. Aujourd’hui, la tendance à l’autonomisation du capital, encouragée par
le poids croissant des fonds de pension, place celui-ci en contrôleur exigeant de la
rentabilité de l’entreprise »19.
Les actionnaires ont en effet de plus en plus d’importance dans le système. Ce
sont eux désormais, et non plus les chefs d’entreprise ou le patronat, qui réclament
fusions et licenciements pour faire monter leurs dividendes. On l’a bien vu en France,
où ce sont finalement les actionnaires qui ont arbitré la bataille boursière entre la
BNP, la Société générale et Paribas, tandis que le ministère des Finances était réduit
au rôle de spectateur. L’actionnariat est donc présenté comme la recette miracle tant
par les tenants du « capitalisme populaire » que par les libéraux, qui vont jusqu’à
expliquer très sérieusement qu’il permet de réaliser le vieux rêve socialiste
d’appropriation des entreprises par les travailleurs20.
Les salariés-actionnaires se retrouvent ainsi dans une situation de « double lien »
quasi schizophrénique. D’une part, en tant que salariés, ils ont tout intérêt à
s’affranchir de la « dure discipline du capitalisme », en l’occurrence du caractère
éminemment risqué de toute activité visant à recueillir rapidement des bénéfices,
alors même qu’ils renforcent cette discipline en se portant acquéreurs d’actions.
D’autre part, leurs intérêts de salariés s’opposent directement à leurs intérêts de
porteurs d’actions, puisqu’en tant qu’actionnaires leurs bénéfices dépendent
étroitement de la réussite de politiques sociales qui leur sont hostiles en tant que
salariés. « Ces salariés-rentiers sont ainsi doublement perdants, constate Dominique
Plihon : comme salariés, ils supportent les conséquences de la “flexibilité” exigée par
la recherche effrénée du profit maximal immédiat ; en tant qu’épargnants, ils
assument en première ligne les risques liés à l’instabilité des marchés financiers »21.
L’essentiel du capital restant concentré entre un nombre de mains très limité,
l’actionnariat des salariés, en l’absence de toute redéfinition de leurs pouvoirs réels
au sein des entreprises, ne représente finalement qu’un simple surplus pour le
capitalisme patrimonial individuel.
La substitution de ce capitalisme patrimonial, où les dividendes attribués aux
actionnaires jouent un rôle majeur, à l’ancien capitalisme salarial accentue
évidemment les inégalités, car la répartition des patrimoines est toujours plus
dispersée que celle des revenus. Le système des stock-options, dont font usage les
sociétés à croissance rapide pour rémunérer leurs dirigeants, permet parallèlement à
certains de ces derniers de se constituer des fortunes colossales. Le capital reste
toujours mieux rémunéré que le travail, le fait que les placements boursiers
rapportent beaucoup plus que la croissance réelle signifiant tout simplement que la
part du produit annuel qui ne provient pas de ces placements (essentiellement les
salaires) diminue.
C’est ainsi tout le visage de la société qui se modifie peu à peu. Autrefois, les
bénéfices enregistrés par les gagnants profitaient encore quelque peu aux perdants,
situés tout en bas de la pyramide sociale. Ce n’est plus le cas. L’extension du
chômage marque la fin de l’époque où ceux qui entraient dans la classe moyenne (et
leurs descendants) avaient l’assurance de ne pas retomber en milieu prolétaire.
Tandis que les libéraux répètent imperturbablement que le libre-échange est « un jeu
gagnant pour tous » (Alain Madelin), c’est le modèle de la « société en sablier » qui
s’impose progressivement : des riches de plus en plus riches, des pauvres de plus
en plus démunis et tenus à l’écart, et une classe moyenne qui se rétrécit au milieu.
Alors que le monde devient globalement toujours plus riche, et que des masses
financières toujours plus énormes circulent d’une place à l’autre, les écarts de
revenus et de patrimoine ne cessent de grandir, tant entre les pays qu’à l’intérieur de
chaque pays. Au sein des entreprises américaines, le facteur multiplicatif entre le
salaire moyen et le plus élevé est passé de 20 à 419 en l’espace de trente ans ! La
fortune des trois personnes les plus riches du monde dépasse aujourd’hui à elle
seule le montant de la production annuelle des 48 pays les plus pauvres, où vivent
700 millions d’habitants. Partout, le fossé s’accroît qui sépare les « connectés » et les
« non-connectés », les élites financières et la masse des travailleurs précaires, petits
salariés, chômeurs de longue durée, jeunes inactifs et sous-qualifiés. Cette nouvelle
rupture sociale à l’échelle planétaire est elle aussi un fait nouveau.
Dans le même temps se met en place une élite « branchée », une « hyperclasse »
(Jacques Attali) égoïste et volatile, dont les membres ne sont ni les entrepreneurs ni
les capitalistes vieux style, mais des individus riches d’un actif nomade, qui
détiennent le savoir, contrôlent les grands réseaux de communication, c’est-à-dire
l’ensemble des instruments de production et de diffusion des biens culturels, et n’ont
pas le moindre désir de diriger des affaires publiques dont ils connaissent mieux que
personne le rôle de plus en plus limité.
« Il est indéniable, écrit Laurent Joffrin, qu’une “néo-bourgeoisie” domine
désormais la société française, comme beaucoup d’autres sociétés démocratiques.
Autant que par la fortune ou par l’occupation de places éminentes, cette nouvelle
classe se distingue par sa mobilité. Mobilité professionnelle, intellectuelle,
géographique. Concentrée dans les professions “qui bougent”, la communication, la
finance ou la technologie de pointe, elle détient le pouvoir symbolique autant que
matériel, et par là les moyens d’influencer l’opinion. Elle fait partie d’un monde de la
rapidité, de l’adaptation, de la concurrence, elle forme une humanité décontractée,
internationale, tolérante, un brin cynique, à la culture cosmopolite et au pouvoir
d’achat variable et élevé […] Rien ne lui est plus étranger, au fond, que les frontières,
les statuts, les garanties, les règlements, les interdictions, bref les protections qui
semblent au commun des mortels une barrière indispensable face aux aléas de
l’existence […] A l’abri des vicissitudes d’une société soumise à l’ouverture et à
l’anomie, protégée par ses sociétés de vigiles et ses stock-options, la nouvelle classe
abandonne à son triste sort le peuple commun et taxe de “populisme” sa volonté de
maintenir les anciennes protections »22.
Face aux libéraux qui en tiennent pour le marché « autorégulateur », les dirigeants
sociaux-démocrates prétendent réguler ou encadrer le néocapitalisme23. Mais le
peuvent-ils encore ? Les socialistes ont depuis longtemps abandonné l’idée
d’appropriation collective des moyens de production24. Le gouvernement de Lionel
Jospin s’était opposé au rachat d’Orangina par Coca-Cola, mais il n’a empêché ni les
licenciements chez Michelin ni la fermeture de l’usine Renault de Vilvorde. Qu’elles
soient à vocation corrective ou redistributive, les tentatives sociales-démocrates,
voire « libérales de gauche », pour trouver un compromis acceptable entre les
impératifs de la vie sociale et démocratique, d’une part, et de l’autre l’hégémonie du
marché et les exigences de la mondialisation, ne débouchent pratiquement sur rien.
Dans la mesure où elles rapportent le niveau de bien-être à la seule richesse
monétaire, loin de remettre en cause le modèle social dominant, elles renforcent
même la centralité du travail rémunéré, continuant ainsi à s’inscrire dans le
processus d’individualisation et de monétarisation de la vie sociale25.
La vérité est que l’État-Providence a aujourd’hui de plus en plus de mal à
intervenir dans le champ économique, ce dont se félicitent les libéraux, qui aspirent
depuis longtemps à l’« impuissance publique » dans ce domaine.
L’ancien capitalisme était encore ordonné à la nation, dans la mesure où les
profits des entreprises étaient pour l’essentiel réalisés dans ce cadre, contribuant
ainsi, indirectement au moins, à la puissance nationale. Aujourd’hui, ces gains sont
recherchés en dehors du cadre des États-nations, la conséquence étant que le
régime normatif du néocapitalisme vaut indifféremment pour tous les pays. La
mondialisation financière a déplacé la réalité du pouvoir économique du niveau des
nations à celui de la planète, des entreprises classiques aux firmes transnationales,
de la sphère publique aux intérêts privés. Victimes de la puissance croissante et de
l’internationalisation des marchés, les États n’ont plus les moyens d’une politique
économique à long terme. La mobilité des investissements internationaux, qui ne
cessent de se déplacer pour rechercher de meilleurs profits, limite directement leur
capacité d’action, en particulier dans les domaines social et fiscal : toute volonté de
régulation qui ne va pas dans le sens des intérêts du capital est immédiatement
sanctionnée par les délocalisations d’entreprises, l’expatriation des cadres et la fuite
des capitaux. En Europe, plus de la moitié des décisions qui ont un effet direct sur le
produit intérieur brut sont désormais de nature non gouvernementale. En France, la
montée des dépenses obligatoires (dette, emploi, fonction publique) a de surcroît
ramené de 43 % en 1990 à 12 % en 1998 les marges de manœuvres budgétaires
réelles !
Wolfgang H. Reinicke a bien analysé ce décalage entre les États-nations, qui
continuent à tirer leur légitimité du maintien de frontières qui n’arrêtent plus rien, et
des marchés qui, autrefois dépendants du pouvoir politique comme des socialités
locales, se retrouvent aujourd’hui émancipés de toute contrainte territoriale26. La
création de richesse, et même de monnaie, se fait désormais au-dessus des
banques et des États, tandis que les échanges s’organisent pour échapper à toute
contrainte fiscale.
Ce serait donc une erreur de croire que l’expansion du néocapitalisme peut être
enrayée par un État-nation pratiquant une sorte de keynésianisme rénové. Non
seulement l’État est aujourd’hui de plus en plus impuissant, mais de plus,
contrairement à une idée encore répandue, il y a longtemps qu’il ne représente plus
l’intérêt général contre les intérêts particuliers. A bien des égards, il s’est même
délibérément mis au service du marché. « Le succès du capitalisme est autant dû au
rôle de l’État qu’à celui du marché », rappelle l’économiste Amartya Sen, Prix Nobel
1998. On s’étonne de voir une certaine gauche oublier ce rôle joué par l’État
bourgeois dans la promotion du marché, en même temps que la « nature de classe »
qu’elle lui attribuait autrefois.
Dans leur livre, Boltanski et Chiapello s’interrogent également sur les raisons de
l’affaiblissement des critiques portées naguère contre le capitalisme. Ils distinguent la
« critique artiste » et la « critique sociale ». La première, caractéristique à la fois de
l’anticapitalisme romantique et de la contestation libertaire de Mai 68, mettait surtout
l’accent sur le caractère inauthentique du capitalisme, en critiquant la généralisation
des valeurs marchandes engendrée par sa domination. Elle s’exprimait par une forte
revendication d’autonomie et de créativité. La seconde s’en prenait plutôt à l’égoïsme
du capital et à l’exploitation de la misère. Outil classique de la gauche et de l’extrême
gauche depuis le XIXe siècle, elle se bornait à dénoncer l’injustice et à réclamer de
meilleurs salaires et plus de sécurité. Ces deux critiques, qui se complétaient sans se
confondre, puisqu’elles visaient des formes d’aliénation différentes, sont aujourd’hui
de toute évidence sur le déclin. L’incorporation des valeurs en vogue en Mai 68
(créativité, convivialité, dérision, etc.) à la dynamique du néocapitalisme, non pas tant
du fait d’une stratégie délibérée (contrairement à ce que disent Boltanski et
Chiapello) que comme le résultat d’un effet de symbiose, a largement désarmé la
« critique artiste ». Quant à la « critique sociale », elle a non seulement pâti de
l’effondrement des théories ou des systèmes alternatifs, mais aussi de la montée de
l’individualisme et de la désinstitutionnalisation, qui ont fait fondre les effectifs des
syndicats et des partis.
Il ne fait pas de doute, enfin, que l’une des clés de la longévité du capitalisme
réside dans sa capacité de se nourrir des critiques dont il fait l’objet, en se
redéployant sous des formes nouvelles sans pour autant abandonner sa logique
d’accumulation permanente du capital.
L’erreur de la critique sociale traditionnelle, telle qu’on la trouvait encore chez un
Pierre Bourdieu, est d’en être restée à une conception archaïque des formes de la
« domination ». Cette critique n’a pas pris la pleine mesure des « déplacements »
opérés par la logique capitaliste au travers des délocalisations, du remplacement de
la main-d’œuvre par les machines, de la disparition relative de l’ancienne classe
ouvrière, et de la montée de l’actionnariat. Elle n’a pas su déceler les formes
d’aliénation caractéristiques du monde des réseaux.
Les contradictions entre le capital et le travail n’ont pas disparu, mais elles ne
jouent plus qu’un rôle ponctuel au regard de la rationalité d’ensemble du système.
L’expansion du pouvoir des marchés n’entraîne plus simplement l’exploitation de la
force de travail, mais induit une série de ruptures d’équilibre fondamentales, tant visà-
vis du politique que de la diversité des formes de l’échange social. La
monétarisation des rapports sociaux, en particulier, transforme et appauvrit le lien
social d’une manière inédite, tandis que les institutions publiques sont
progressivement frappées d’obsolescence.
Le fait nouveau est que le monde du travail a renoncé à renverser le capitalisme,
en se bornant à tenter de l’aménager ou de le réformer. On continue à s’affronter sur
la répartition de la plus-value, mais on ne discute plus de la meilleure façon de
l’accumuler. C’est ce que Jacques Julliard a très justement appelé « l’intériorisation
par les travailleurs de la logique capitaliste ». Ce qui semble ainsi disparaître, c’est
un horizon de sens justifiant le projet de changer en profondeur la situation présente.
En fait, tout le monde s’incline parce que personne ne croit plus à la possibilité d’une
alternative. Le capitalisme est vécu comme un système imparfait, mais qui reste en
dernière analyse le seul possible. Le sentiment se répand ainsi qu’il n’est plus
possible d’en sortir. La vie sociale n’est plus vécue que sous l’horizon de la fatalité.
Le triomphe du capitalisme réside avant tout dans ce fait d’apparaître comme
quelque chose de fatal.
Il en résulte une lente conquête des esprits par les valeurs marchandes,
inséparable de la colonisation par le marché de toutes les sphères de la vie sociale,
les deux phénomènes prenant appui l’un sur l’autre et se renforçant mutuellement.
Cette marchandisation généralisée de la vie humaine signifie que se trouvent
désormais soumis à la logique du marché des domaines qui y échappaient jusqu’ici,
au moins en partie. L’information, la culture, l’art, le sport, les soins aux personnes,
les rapports sociaux en général, relèvent désormais du marché. L’instauration d’un
marché des « droits à polluer » relève de la même logique. « Dès qu’une partie des
activités d’un secteur est servie par le marché, observe Jacques Robin, tout le
secteur tend vers la privatisation. Aussi voit-on s’engouffrer vers le marché toutes les
activités ayant trait à l’éducation, à la santé, aux sports, aux arts, aux
technosciences, aux relations humaines »27.
Les conséquences sont connues. La privatisation des transports provoque une
augmentation de l’insécurité, et donc des accidents. Le principe d’une
commercialisation des semences génétiquement modifiées (OGM) est acceptée
avant qu’on ait pu véritablement connaître ses effets sur le milieu naturel et la santé.
L’alimentation se détériore, car la concurrence des prix pousse à sacrifier la qualité
des produits. La recherche de la performance conduit à supprimer, sous prétexte de
rentabilité insuffisante, quantité de commerces, d’établissements ou de services
sociaux qui donnaient auparavant un certain confort à la vie quotidienne. La
rentabilité est elle-même estimée de manière purement marchande, sans prise en
compte des effets à long terme, des externalités et des retombées non
financièrement calculables.
On en est au point où l’Américain Francis Fukuyama, ex-théoricien de la « fin de
l’histoire », peut se féliciter que « l’Organisation mondiale du commerce [soit] la seule
institution internationale qui ait une chance de devenir un organe de gouvernement
au niveau mondial »28 ! « Les derniers masques tombent, conclut René Passet, et
l’on voit se dessiner l’image du monde qu’entend nous imposer l’univers des affaires
: un monde mis en coupe réglée, tout entier finalisé par la fructification du capital
financier, une planète enserrée dans le réseau tentaculaire d’une hydre d’intérêts
n’ayant que des droits, imposant sa loi aux États et leur demandant des comptes,
exigeant le dédommagement des manques à gagner liés à la protection sociale, à la
défense de l’environnement, de la culture et de tout ce qui fait l’identité d’une nation.
Le fric valeur suprême et les hommes pour le servir »29.
Après la parenthèse du XXe siècle et l’échec des fascismes et des communismes,
le capitalisme semble ainsi retrouver les ambitions démesurées qui étaient les
siennes lors de son apparition. A certains égards, le capitalisme du troisième âge a
d’ailleurs beaucoup plus d’affinités avec l’économie marchande pré-industrielle du
XVIIIe siècle qu’avec l’économie manufacturière du XIXe. Révélatrices sont les
déclarations de l’ultralibéral David Boaz, vice-président du Cato Institute de
Washington, selon qui le XXe siècle n’a jamais été qu’une parenthèse étatiste dans
l’histoire du libre-échange. « Le libéralisme, déclare-t-il, a d’abord conduit à la
révolution industrielle et, dans une évolution naturelle [sic], à la nouvelle économie.
Plutôt que quelque chose d’entièrement nouveau, je crois que la globalisation est le
prolongement de la révolution industrielle […] En un sens, nous sommes maintenant
revenus sur la voie tracée au tout début du XVIIIe siècle, à la naissance du
libéralisme et de la révolution industrielle »30. Et d’ajouter : « L’idéal des libéraux n’a
pas changé depuis deux siècles. Nous voulons un monde dans lequel les hommes et
les femmes puissent agir dans leur propre intérêt […] car c’est en faisant cela qu’ils
contribueront au bien-être du reste de la société »31. En clair : plus régnera l’égoïsme
individuel, plus le monde sera meilleur !
Le capitalisme a conservé l’inhumanité de ses débuts, mais il emprunte désormais
des formes nouvelles. Faut-il en conclure que son règne est irréversible ? Le
capitalisme, on l’a souvent dit, se nourrit de ses propres crises. Il n’est cependant
pas sûr qu’il pourra toujours surmonter ses propres contradictions. Même s’il crée
sans cesse de nouveaux besoins, programme l’obsolescence de ses produits et fait
apparaître toujours de nouveaux « gadgets », on ne peut exclure l’hypothèse que
l’abondance elle-même finisse par nuire au marché, dans la mesure où celui-ci ne
peut fonctionner que dans une situation de rareté relative des biens produits. Un
autre paradoxe est que, dans le système capitaliste, l’avantage compétitif se nourrit
des différences entre les pays, alors que sa généralisation aboutit dans le même
temps à les faire disparaître. La « bulle » spéculative ne pourra gonfler indéfiniment.
Le système de l’argent périra par l’argent.
L’idée d’un système capitaliste capable de se régénérer lui-même indéfiniment
implique un mécanisme d’accumulation du capital strictement endogène. Mais
l’accumulation n’est précisément pas endogène. Elle exige une expansion dans
l’espace qui doit nécessairement se heurter à une limite, fût-elle planétaire.
Pour l’heure, le monde entier vit à crédit. La dette mondiale cumulée (des
ménages, des entreprises et des États) est passée depuis 1997 de 33 100 milliards
de dollars à 37 200 milliards, soit le triple du PIB mondial. « D’une certaine manière,
remarque Henri Guaino, la dérive du capitalisme industriel vers le capitalisme
financier donne raison à Marx : le capitalisme scie lui-même la branche sur laquelle il
est assis »32. Serge Latouche parle très justement d’un « système qui roule à toute
vitesse, qui n’a pas de marche arrière, qui n’a pas de frein et qui n’a pas de pilote ».
On danse sur un volcan.
A. B.
1. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
2. Edward N. Luttwak, Le turbo-capitalisme, Odile Jacob, 1999.
3. Cf. Erik Izraelewicz, Le capitalisme zinzin, Grasset, 1999.
4. Cf. Michel Husson, « Jouer sa retraite en Bourse ? », in Le Monde diplomatique, février 1999,
pp. 1 et 4-5. La discussion autour des fonds de pension est indissociable du débat sur le rôle de la
capitalisation (par opposition à la répartition) dans le régime des retraites. Elle tourne parallèlement
autour du ratio de dépendance mesurant la proportion de retraités par rapports aux actifs. Cf. à ce
sujet René Passet, « La grande mystification des fonds de pension », in Le Monde diplomatique,
mars 1997 ; François Chesnais, « Demain, les retraites à la merci des marchés », in Le Monde
diplomatique, avril 1997.
5. L’argument constamment répété selon lequel des fonds de pension propres aux entreprises
françaises permettraient à celles-ci d’éviter leur prise de contrôle par des investisseurs étrangers,
stabilisant ainsi leur actionnariat tout en favorisant le développement de la Bourse de Paris, se
heurte, entre autres objections, au fait que les marchés d’actions n’apportent pas d’argent frais aux
entreprises.
6. Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Seuil, 1991.
7. Robert Boyer, « L’internationalisation approfondit les spécificités de chaque économie », in Le
Monde, 29 février 2000, p. 19.
8. On se souvient notamment de la façon dont les entreprises avaient appelé les États au secours
lors de la crise financière asiatique.
9. Cf. André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999.
10. Citons pour mémoire les fusions ou les rachats intervenus entre Travelers Group et CityCorp,
Mannesmann et Vodaphone, American Home et Warner-Lambert, Sanofi et Synthelabo, DASA et
Aérospatiale Matra, Total et Petrofina, BNP et Paribas, Hoechst et Rhône-Poulenc, Alcan et
Pechiney, Air Liquid et British Oxygen, TotalFina et Elf Aquitaine, Carrefour et Promodès, Renault et
Nissan, Rober et Alchemy Partners, etc. Les concentrations touchent aussi le secteur bancaire,
comme on l’a vu en France avec la fusion Paribas-Société générale et le rachat du CCF par le
Britannique HSBC. Cette évolution a entraîné la disparition brutale d’un certain nombre de grands
groupes français parmi les plus connus : Paribas, Pechiney, Elf, Seita, Aérospatiale, Rhône-Poulenc,
etc.
11. On parle de « sélection inverse » lorsqu’il existe une forte différence entre les préférences
immédiates et les préférences à long terme.
12. « Au nom des entreprises ? », in Le Monde diplomatique, février 1999, p. 4.
13. « Nouvelle économie », in Le Monde diplomatique, avril 2000, p. 1.
14. Yves Le Hénaff, « Le temps des tulipes », in Politis, 13 avril 2000, p. 13.
15. « Les archaïsmes de la nouvelle économie », in Marianne, 10 avril 2000, p. 11.
16. « Contester le capitalisme ou résister à la société de marché ? », in Esprit, janvier 2000, p.
129.
17. Dominique Plihon, art. cit., p. 4.
18. Op. cit., p. 159.
19. Le Nouvel Observateur, 14 octobre 1999.
20. Cf. Guy Sorman, La nouvelle solution libérale, Fayard, 1998. Dans son dernier livre, Marx à la
corbeille. Quand les actionnaires font la révolution (Stock, 1999), un autre ultralibéral, Philippe
Manière, célèbre également la montée en puissance des actionnaires, au point d’aller jusqu’à prôner
la « démocratie capitaliste », c’est-à-dire l’avènement de la citoyenneté par achat d’actions : les
changements politiques ne seraient plus décidés par les électeurs, mais par les actionnaires !
Comme il n’y a en France que 12 % des ménages à posséder des actions, un tel projet reviendrait à
réinstaurer le système censitaire.
21. Art. cit., p. 4.
22. « Les deux cent golden boys », in Le Nouvel Observateur.
23. Les principaux théoriciens français de la régulation par l’État (hétérorégulation) sont Robert
Boyer (Théorie de la régulation : l’état des savoirs, Découverte, 1995) et Robert Aglietta (Régulation
et crises du capitalisme, Odile Jacob, 1987). En dehors des instruments classiques de la politique
budgétaire, monétaire et fiscale, les mesures de régulation les plus fréquemment citées sont le
salaire minimum, la réglementation du travail, les normes environnementales, les ratios prudentiels
imposés aux banques, etc.
24. Cf. Gérard Desportes et Laurent Mauduit, La gauche imaginaire et le nouveau capitalisme,
Grasset, 1999.
25. Cf. Bernard Perret, « Les impasses du libéralisme social », in Esprit, février 1999, qui note
que, « réduite à ses termes essentiels, la question sociale considérée d’un point de vue libéral
pourrait s’exprimer de la manière suivante : comment ramener les inégalités à un niveau
politiquement acceptable tout en laissant au marché le soin de fixer la hiérarchie de la richesse et du
pouvoir social ? » (p. 65).
26. Wolfgang H. Reinicke, Global Public Policy. Governing without Government, Brookings
Institution Press, Washington 1998. Cf. aussi Nigel Harris, The Return of Cosmopolitan Capital.
Globalization, the State and War, I.B. Tauris, London 2002. Sur la façon dont le capitalisme et le
nationalisme ont pu être associés dans le passé, cf. Liah Greenfeld, The Spirit of Capitalism.
Nationalism and Economic Growth, Harvard University Press, Cambridge 2002.
27. Transversales science/sulture, mars-avril 2000, p. 3.
28. « La gauche ingrate contre l’OMC », in Le Monde, 8 décembre 1999.
29. « Au-delà de l’AMI », in Transversales science/culture, mars-avril 1998, p. 19.
30. Le Monde, 25 janvier 2000.
31. Ibid.
32. « Des brèches s’ouvrent dans le front de la pensée unique », in Marianne, 24 janvier 2000, p.
26.