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Anticapitalisme
31 août 2008

Le cancer américain

Une critique visionnaire du dérèglement économique mondial

par Georges Feltin-Tracol 


Au début de la décennie 1930, quand la crise de 1929 commençait à toucher la France, deux jeunes penseurs courageux et originaux, Robert Aron et Arnaud Dandieu, rédigèrent Le cancer américain.

Ces deux noms ne sont pas inconnus pour qui s’intéressent à cet extraordinaire foisonnement intellectuel de la France de l’Entre-Deux-Guerres que Jean-Louis Loubet del Bayle désigna dans un livre magistral et fondateur sous le terme générique de « non-conformistes des années 1930 ». Avec Denis de Rougemont et Alexandre Marc, Robert Aron et Arnaud Dandieu animèrent la revue L’Ordre Nouveau et le groupe éponyme. Situé entre la revue personnaliste Esprit d’Emmanuel Mounier, de sensibilité                        « progressiste » (ou au moins « humaniste intégral »), et la Jeune Droite d’extraction maurrassienne, L’Ordre Nouveau ne cessa de dialoguer avec elles, occupant ainsi un espace central de la pensée française d’alors sans pour autant renoncer à sa radicalité intrinsèque.

Cette radicalité se manifeste pleinement dans Le cancer américain que L’Âge d’Homme vient enfin de rééditer. À la différence des écrits des autres non-conformistes qui traitent de philosophie, de politique, de moral, Robert Aron et Arnaud Dandieu nous livrent une réflexion économique sur la transformation profonde, capitale, du monde à laquelle ils assistent horrifiés. « Nous voici au changement des temps où il nous faudra choisir entre les routines oppressives d’une tradition faussée et le travail révolutionnaire qui mène à un ordre nouveau. Ce livre sans portée constructive et sans valeur doctrinale, n’a été écrit que pour inviter à ce choix. »

Le cancer américain critique en des termes fort rudes les politiques déflationnistes de l’Étatsunien Hoover et du Français Tardieu. Mais, par delà cette critique conjoncturelle implacable, l’ouvrage dénonce impitoyablement la diffusion de nouveaux modes de production standardisés, la rationalisation des méthodes de travail qui ne se limite pas au seul secteur industriel, le taylorisme et le fordisme qui envahissent les esprits. Il s’en prend aussi au principe de l’assurance et à l’idéal philanthropique des sociétés occidentales qui minent et sapent les communautés humaines. Il en résulte que « pour tous ceux, Français ou étrangers, Américains ou Asiatiques, qui sentent, au sens le plus médiocre comme au plus élevé du mot, leur “ avenir ” menacé et leur existence compromise par des crises qu’ils subissent sans parvenir à les comprendre, pour les peuples qui voient disparaître leurs traditions essentielles, — pour les individus opprimés dans leur bien-être et dans leurs joies — ce livre est un cri d’alarme ». Les auteurs se révoltent donc contre le monde moderne puisqu’ils estiment « le mal dans lequel se débat le monde moderne est bien, comme un cancer, lié à la nature même de ce monde ». En observateurs lucides et soucieux, ils constatent que « le cancer du monde moderne a pris naissance bien loin des charniers de la guerre, en un terrain bien abrité, mieux même qu’on ne le croit souvent. C’est le cancer américain ».

Ce livre, on s’en saurait douté, vitupère contre le système yankee d’autant que « les États-Unis doivent apparaître comme un organisme artificiel et morbide » ! Cependant, les auteurs se nuancent et précisent que « les U.S.A. que nous mettons en cause, c’est une méthode, ce n’est pas un peuple, encore moins une terre. Méthode qui a bien pu se greffer sur tout un groupe humain, comme une maladie ; mais qui n’en garde pas moins sa liberté de propagation et son existence indépendante… ».

Considérant néanmoins que « l’impérialisme américain à base économique et mystique, est l’héritier direct de la tradition coloniale européenne », que « l’esprit américain [est] cancer et détournement de l’esprit véritable » et qu’il « se ramène à une double crise : crise de conscience d’abord, et crise de virilité », Robert Aron et Arnaud Dandieu, doués de prescience, s’indignent de la mise en tutelle des banques européenne par la Federal Reserve Banks via la Banque des Règlements Internationaux, et s’élèvent contre la mise en place d’un système monétaire international qui préfigure et annonce les accords calamiteux de Bretton Woods en 1944.

Comme leurs « homologues » révolutionnaires-conservateurs allemands, Robert Aron et Arnaud Dandieu déplorent le plan Dawes et rejettent le scandaleux plan de remboursement Young qui fragilise les économies européennes. On a tendance à l’oublier aujourd’hui : si les États-Unis ne ratifièrent pas en 1920 le traité de Versailles et choisirent l’isolationnisme, Washington n’en continua pas moins d’exiger de ses débiteurs le paiement complet des prêts de guerre et de leurs intérêts… L’isolationnisme politique yankee s’accorda sans problème avec une solide attention financière intéressée au Vieux Monde. C’est par ce biais que les États-Unis parviennent à s’imposer. « Cette colonisation américaine de l’Europe est évidemment que plus elle devient dangereuse, moins elle est apparente. Et ici se confirme une fois de plus le caractère profondément abstrait de cette colonisation. C’est sur le terrain financier et particulièrement celui du crédit que cette constatation se montre la plus éclatante. À ce titre, et bien qu’il soit bousculé par les événements, le plan Young demeure un objet d’études particulièrement révélateur : son importance subsiste entière et 1929 apparaît comme une étape particulièrement grave dans la colonisation de l’Europe par l’Amérique. Pour la première fois, au moyen d’un organisme bancaire, un protectorat secret sur l’ancien monde était établi de façon assez discrète, pour que nul ne s’en aperçût. Machine admirablement montée, mais encore mieux camouflée, et sur laquelle il faut nous arrêter quelque peu. Véritable charte du colonialisme américain ! » Cette invasion subtile et insidieuse prend des formes surprenantes, que « de la colonisation concrète ayant un but matériel, voire territorial, elle est passée progressivement à ce que l’on pourrait appeler la colonisation abstraite, c’est-à-dire à la colonisation par le commerce, puis par le crédit, puis enfin par le prestige ».

Les auteurs du Cancer américain considèrent par conséquent que la prospérité étatsunienne des « Années folles » s’est bâtie sur les ruines et la reconstruction de l’Europe meurtrie. Or la crise de Wall Street et ses conséquences ne font qu’accentuer ce parasitisme d’une manière dangereuse, car, « que l’Amérique le veuille ou non, c’est à la guerre que mènent inévitablement sa prospérité et ses crises, à la guerre… en Europe », avertissent-ils prophétiquement.

Ils récusent toutefois la solution belliciste. « Ce livre n’est pas un appel à l’on ne sait quelle guerre sainte. La guerre ne peut rien contre les maux de l’esprit, et le cancer américain est avant tout un cancer du spirituel. Ce n’est pas à la guerre contre l’Amérique qu’au-dessus des nationalités il faut appeler l’Europe ; non seulement les canons ne peuvent rien contre le cancer, mais la guerre est un contact plus dangereux que n’importe quel autre, et l’on s’américanise contre l’Amérique plus vite encore que pour elle. Nous n’appelons donc à la guerre, mais à la conjuration. » Ce complot, cette insurrection des cultures populaires enracinées doit aller à l’encontre de l’air du temps et de ses engouements superficiels. Déjà « le rôle que nous nous assignons, dépassant les questions de frontière ou le problème même de race, est d’écrire le Discours contre les excès de la Méthode (1), c’est-à-dire contre les abus d’une méthode jadis bienfaisante, le Discours contre la technique qu’attend notre génération ». Comment ? « Contre l’esprit américain, ce cancer du monde moderne, il n’est aujourd’hui qu’un remède. Pour échapper à l’engloutissement dont nous menacent les déterminismes matérialiste et bancaire, c’est avant tout le mythe de la production qu’il faut attaquer et détruire : c’est avant tout une révolution spirituelle qu’il est de notre devoir de susciter. » MM. Aron et Dandieu suggèrent donc de décoloniser les imaginaires…

Cette « révolution spirituelle » nécessaire, indispensable, vitale même, ne peut que se fonder sur l’idée européenne. Et on comprend mieux tout ce qui sépare la Jeune Droite, restée nationaliste, de L’Ordre Nouveau, véritablement européiste, qui perçoit l’Europe en rempart salutaire au déferlement destructeur de la modernité. « Dans sa Révolution nécessaire, elle rejettera avec indignation tous les colonialismes étrangers ou internes, qui partout, dans les métropoles comme dans les terres d’outre-mer, ne cherchent qu’à brimer les modes d’existence et de pensée indigènes au profit d’autres cancers conçus à l’instar de l’Amérique. » Mieux, l’Europe, pour les auteurs, ne dément pas la juste affirmation des peuples à préserver leurs identités, bien au contraire ! « Diversité et unité peuvent en elles s’appuyer l’une sur l’autre, parce que c’est la diversité des patries et des cultures qui y a lentement, contre la volonté des États et des diplomates, promu au rang de valeur suprême la puissance d’un esprit créateur, spécifiquement humain. Puisque aujourd’hui on s’en prend à ta diversité comme à ton unité, à ta peau comme à ton âme, Europe, réveille-toi ! » Le propos résonne d’une tonalité singulièrement actuelle.

Sorti après Décadence de la nation française (qu’il serait bien que l’éditeur le republie) et avant La Révolution nécessaire (2), Le cancer américain étudie en temps réel la mainmise du système bankstère sur les vieilles nations européennes. Trois quarts de siècle avant la « mondialisation », cet essai signale que loin d’apporter le bonheur et la plénitude individuels entiers, le dérèglement volontaire du capitalisme libéral et sa généralisation virale plongeraient le monde dans un chaos dont l’homme du début du XXIe siècle pâtit encore des affres. Saluons donc L’Âge d’Homme pour cette réédition et méditons les avertissements visionnaires de Robert Aron et d’Arnaud Dandieu afin d’édifier au final cet ordre nouveau souverain, libérateur et européen.

Notes

1 : En 1974, Robert Aron publia chez Plon Discours contre la Méthode, préfacé par Arnaud Dandieu.

2 : La Révolution nécessaire, Grasset, 1933, réédition, Jean-Michel Place, 1993, préface de Nicolas Tenzer.

• Robert Aron et Arnaud Dandieu, Le cancer américain, L’Âge d’Homme, préface de Pierre Arnaud, coll. « Classiques de la pensée politique », 2008, 141 p., 24 €.

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