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Anticapitalisme
20 août 2008

Accroissement vertigineux de la pauvreté



Entretien avec Noam Chomsky

Propos recueillis par Paolo Morisi

Noam Chomsky, le plus important des philosophes de la gauche américaine, accuse le système occidental d'avoir provoqué une "escalade de la misère" sans précédent. Clinton et les deux partis américains, asservis à la grande industrie, en sont responsables. Paolo Morisi, le correspondant à Boston de l'hebdomadaire romain L'Italia settimanale,  l'a rencontré chez lui pour son journal.
 

Les données que nous révèle le Census Bureau  américain sont claires: le gouffre entre riches et pauvres s'élargit toujours davan-tage. La pauvreté a augmenté de 14,5% en 1992 et touche désor-mais 36,9 millions d'Américains. Aujourd'hui, un enfant sur quatre vit dans un état de pauvreté chronique, naît dans une famille détruite où la figure du père est absente. Selon Frank Levy, profes-seur au Massachussets Institute of Technology (MIT), les pauvres sont face à un horizon plus triste qu'il y a trente ans, vu les chan-gements qui sont survenus dans le marché du travail et qui tendent à défavoriser les travailleurs les moins spécialisés.

Peter B. Edelman, consultant pour le Département de la Santé, af-firme qu'outre les changements dans l'économie, l'Amérique ne peut s'en prendre qu'à elle-même: elle est responsable de ses pauvres. "Nous avons perdu la volonté, au niveau national, de faire quelque chose pour les pauvres". Et il accuse: "Reagan et Bush ont montré qu'ils ne cultivaient aucune préoccupation pour les plus démunis". Le débat sur la pauvreté est pourtant bien présent dans les colonnes des principaux quotidiens américains. Tant les libéraux (c'est-à-dire la gauche) que les conservateurs pensent qu'ils détien-nent la bonne stratégie pour contrer cette pauvreté omniprésente, mais leurs discours nous semblent bien confus.

Alors, qui a les idées les plus claires sur la question? Noam Chomsky, le célèbre linguiste de notoriété internationale, un intel-lectuel juif connu pour ses provocations (en 1980, il est allé jusqu'à préfacer un livre de l'historien ³révisionniste² français, Robert Faurisson!) et pour ses positions pacifistes radicales. Dans le passé, Chomsky, qui enseigne au MIT, a critiqué durement l'invasion is-raélienne du Liban, ce qui lui a valu une excommunication signée par trois rabbins et, plus récemment, il s'est aliéné le monde cultu-rel et politique américain en condamnant ouvertement la Guerre du Golfe.

Q.: La pauvreté n'a fait qu'augmenter depuis 1992. Le gouffre entre riches et pauvres est plus large que jamais aux Etats-Unis. Qu'en pensez-vous?

NCh: La disparité sociale croissante est une tendance de longue ha-leine, due aux changements profonds de l'économie internationale au cours de ces vingt dernières années. Un facteur crucial a été la désinté-gration du système économique mondial voulu par Nixon au début des années 70, à l'époque des accords de Bretton Woods. Ces mesures ont conduit à une forte expansion des capitaux libres (14 millions de mil-liards de dollars, selon la Banque Mondiale) et à une accélération rapide de la globalisation de l'économie, ce qui a rendu possible le transfert de la production vers des pays où règne une forte répression sociale et où les salaires sont très bas. Autre consé-quence: le déplacement des capitaux d'investissement à long terme vers la spéculation et le commerce. Selon une estimation de l'économiste John Eatwell de l'Université de Cambridge, aujourd'hui, 90% du capital est utilisé à des fins spéculatives, contre 10% en 1971! Les effets à long terme sont clairs: la Communauté Européenne elle-même, en tant qu'entité poli-tico-économique, n'est plus en mesure de défendre les monnaies européennes contre la spéculation.

La planification de l'économie nationale des pays riches est considé-rablement menacée et les pays pauvres subissent un terrible dé-sastre. Le monde est canalisé vers un équilibre qui sera caractérisé par une croissance basse et de bas salaires. Le modèle dual propre au tiers-monde, avec des îlots de richesse au milieu d'une mer de pauvreté, s'est internationalisé, de concert avec une internationali-sation de la production. Les raisons de cette évolution sont claires et visibles dans le monde entier. Les gouvernements répondent d'abord aux nécessités du pouvoir domestique, incarné en Occident par les secteurs de la haute finance et des firmes multinationales. Pour le reste, la population, même dans un pays riche comme les Etats-Unis, devient pour une bonne part superflue pour la produc-tion de profits et de richesses, qui sont les valeurs premières de la société capitaliste.

Q.: L'Administration Clinton pense-t-elle sérieusement à améliorer les conditions des moins privilégiés? Comment expliquer que les idées et le programme de Clinton jouissent d'un grand prestige au-près des partis de gauche européens?

NCh: L'Administration Clinton n'a strictement rien fait pour ré-soudre les problèmes sociaux et économiques internes. Je suis resté stupéfait quand j'ai vu que les partis de la gauche européenne se sont alignés sur les "clintoniens"; c'est un bien curieux exemple de conditionnement et de subordination à la propagande américaine. Clinton s'est présenté comme un "Nouveau Démocrate", un repré-sentant de l'aile la plus conservatrice du parti démocrate, que l'on distingue à peine des républicains modérés. Les "Nouveaux Démocrates" se vantent d'avoir abandonné les ³clichés² de gauche que sont la redistribution, les droits civils, etc. et de se préoccuper principalement des investissements et de la croissance économiques. Il est vrai qu'ils parlent aussi de l'emploi, mais sur le même ton que Bush et que le Wall Street Journal.  Il ne faut point trop gratter: on s'aperçoit bien vite que pour ces messieurs le mot ³emploi² a la même signification que ³profit².

L'électorat primaire de Clinton, c'est le secteur de management in-dustriel. En fait, la problématique majeure de la campagne électo-rale de 1992 était la suivante: on s'est demandé jusqu'à quel point l'Etat devait protéger les intérêts de cette caste de privilégiés. La réforme dans le domaine de la santé, qui a été l'initiative majeure de Clinton au niveau national, est un exemple patent: il nous in-dique pourquoi le Président a pu attirer à lui tant de voix issues des castes économiques dirigeantes. La majorité de la population voulait que s'instaure aux Etats-Unis, comme dans toutes les nations civili-sées, une forme d'assistance sanitaire publique. Le plan de Clinton a ainsi satisfait deux conditions requises par le pouvoir industriel: a) il est radicalement régressif et n'est pas basé sur l'impôt; b) il oc-troie un rôle déterminant aux compagnies d'assurances et les gens devront payer les frais immenses de leurs campagnes publicitaires, les hauts salaires de leurs directeurs, leurs profits, leur bureaucra-tie, etc.

Mes critiques valent également pour les autres points du pro-gramme de Clinton, dont l'Administration accorde un rôle prépon-dérant aux ³faucons² dans les rapports avec les pays du tiers-monde et subsidie les exportations américaines en violation des ac-cords du GATT.

Q.: Vous ne croyez donc pas que l'Administration Clinton sera plus ouverte aux idées progressistes? Que penser alors de l'attention toute spéciale que le Vice-Président Gore accorde aux problèmes écologiques?

NCh: L'Administration Clinton ne s'intéresse nullement aux idées progressistes, à moins qu'elles ne puissent être manipulées et ins-trumentalisées au profit des managers  industriels, des financiers de pointe ou des professionnels de l'argent. Pour toutes ces catégo-ries sociales, une forme restreinte d'écologisme est bien vue. En fait, cela ne leur plaît guère que la détérioration de la couche d'ozone nuise aux peuples blancs de l'hémisphère nord; ils veulent protéger leurs maisons de vacances de l'invasion des exclus et ils évoquent alors des restrictions à la construction de bâtiments dans les zones où ils se sont établis. Mais sur les questions qui touchent directe-ment les droits et les devoirs des puissants et des riches, il ne me semble pas que Clinton et Gore aient fait grand'chose.

Q.: Bon nombre de politologues affirment qu'entre le parti démo-crate et le parti républicain une convergence s'est établie en poli-tique étrangère et ils citent la Somalie et l'Irak pour étayer leurs arguments. Si une telle convergence existe, pensez-vous qu'il y a aussi une approche commune des problèmes économiques et sociaux internes?

NCh: Les deux principaux partis politiques américains ne sont au fond que deux avatars d'un seul et même parti, celui qui défend les intérêts de la grande industrie. Ils sont tellement semblables sur le plan de la culture et de l'imaginaire politiques qu'ils pourraient parfaitement échanger leurs positions sans que personne ne s'en apercevrait! Pendant les élections de 1984, la plate-forme républi-caine envisageait une croissance militaire de type keynésien, stimu-lée par des prêts énormes contractés par l'Etat, tandis que les dé-mocrates présentaient un programme de limitation fiscale. Pour autant que je le sache, aucun commentateur politique ne s'est aperçu que les deux partis avaient tout simplement échangé leurs rôles traditionnels.

Les programmes du Républicain Reagan ont été étonnamment simi-laires à ceux du Démocrate Kennedy. Leur objectif principal est de faire croire que le système politique est toujours en mouvement, de façon à ce que les électeurs ne perdent pas intérêt à la politique. Environ la moitié de la population croit que le gouvernement est aux mains des grands potentats de l'économie qui ne sont là que pour défendre leurs propres intérêts, et que les deux partis de-vraient purement et simplement être abolis. Environ le même nombre de citoyens ne va pas voter.

Pendant plusieurs décennies, le gouvernement américain s'en est tenu à un principe doctrinal: la politique étrangère devait être ba-sée sur la bipartition, ce qui équivaut à une forme de totalitarisme. La politique intérieure, elle, révélait des disputes d'ordre tactique. Sur la plupart des problématiques cruciales, le public est tenu en dehors de la sphère de décision. En fait, la majorité de la population s'oppose à toutes les options prises en considération pour la réforme du système de santé, et refuse le Traité instituant l'ALENA (NAFTA - North American Free Trade Agreement), que l'on fait passer pour un accord de commerce libre, alors qu'il ne l'est pas.

Le pouvoir est aux mains des grands potentats de l'économie, dans une société largement dépolitisée, où les options pour une véritable participation politique sont extrêmement ténues car les simples ci-toyens n'ont ni la force ni la volonté de faire valoir leurs intérêts qui sont ceux de la communauté nationale toute entière. Ce qui est intéressant à noter dans notre pays, c'est que tout cela se passe dans l'Etat qui croit incarner la société la plus libre du monde!

Q.: Prof. Chomsky, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.
   

[Synergies Européennes, L'Italia (Rome) / Vouloir (Bruxelles), Mai, 1994]

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