Aux origines de la pieuvre capitaliste
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Le Professeur Le Goff nous décrit la pratique des usuriers au Moyen Age
Nous
ne disons rien de neuf en affirmant que l'usure est l'un des principaux
instru-ments du pouvoir mondialiste, avec l'arme nucléaire et les
mass-media. Presque tous les pays du tiers-mon-de gémissent sous le
poids des intérêts exorbi-tants que leur im-posent le capitalisme
financier et ses ten-tacules, parmi lesquelles le Fonds Mo-né-taire
International (FMI). Les pays dits "en voie de développement" sont en
réalité des pays main--tenus dans le sous-développement à cause de
l'obligation qu'ils ont contractée de payer des intérêts sur les "dons"
géné-reusement octroyés par le monde "avancé". Nous vivons donc le
pa-radoxe suivant: des pays potentiellement très ri-ches sont
con-damnés à trimer sans relâche dans le seul but d'enrichir
l'oligarchie financière de l'Oc-cident capitaliste. Dans la plupart des
cas, les pays endettés sont obligés de faire des conces-sions
politiques pour obtenir simplement que soient prolongées les échéan-ces
dans le paie-ment de leurs in-térêts. Ils vivent dans la spirale
per-verse d'un asservissement constant: écono-mique, poli-tique et
culturel. Dans un pays comme la Bo-livie, qui recèle d'immenses
richesses mi--nières, les paysans sont obligés de cul-tiver et de
vendre de la cocaïne pour le bé-néfice des narco-trafiquants afin de ne
pas crever de faim. Au Bré-sil, le peuple doit "manger" la forêt
amazonienne pour pou-voir payer les intérêts de ses emprunts.
Le
responsable de ces tragédies ou des consé-quen-ces écologiques qu'aura
le déboi-se-ment de la forêt amazonienne, c'est le sys-tème
démo-capi-taliste, reflet de l'usuro-cratie mondiale. En effet, si la
haute finance internationale (avec ses multi-na-tionales, le FMI, etc.)
représente la forme ulti-me de l'é-volution capitaliste, la démocratie
libé-rale en représente la facette politique. La dé-mo-cratie moderne
(qui n'a plus rien à voir avec la véritable démocratie des cités
grecques ou des tribus celtiques et germaniques) est aux mains des
manipulateurs de la pensée qui contrôlent les masses grâce aux moyens
d'informations (et, en effet, leur contrôle exi-ge des investissements
im-menses).
Les partisans doivent savoir comment est né le capitalisme
Historiquement
toutefois, ce mécanisme de con-trôle n'est pas né avec les révolutions
amé-ri-caines et françaises de la fin du 18ième siècle, avec leurs
idées laïques, progressistes et ma-té-ria-listes. Le terrain avait été
préparé depuis long-temps: une tendance mercanti-liste et bourgeoise
s'était incrustée dans le mental des peuples eu-ropéens, creusant ainsi
le sillon dans lequel allait éclore le ca-pitalisme.
Pour
nous, partisans, il est donc absolument es-sentiel de savoir comment
est né le capi-talisme, non pas sur le plan technique ou idéologique,
mais sur le plan spirituel. S'il n'y avait pas eu une volonté d'ordre
psy-cho-logique à s'enrichir, à faire de l'argent pour le plaisir de
faire de l'ar-gent, à valoriser l'avaritia condamnée par toute la
so-ciété médiévale, jamais on n'aurait pu justi-fier les principes du
capitalisme et jamais on n'aurait utilisé les nouvelles découvertes et
inventions dans un sens utilitaire, écono-mis-te et indivi-dua-liste.
Pour
étayer toute recherche sur la psy-chologie de la mentalité capitaliste,
le petit livre du grand historien et médiéviste fran-çais Jacques Le
Goff est véritablement fon-damental. Références:
Jacques Le Goff,
La bourse ou la vie. Economie et religion au Moyen Age,
Hachette (Coll. "Textes du XX° siècle"), Paris, 1986, 126 pages, 52 FF.
Le
Goff explique comment a surgi le chan-cre de l'usure au Moyen Age. En
page 10 de La bourse ou la vie, on peut lire: "L'usure est l'un des
grands problèmes du XIII° siècle... Un nouveau système économique est
prêt à se former, le capitalisme, qui né-cessite sinon de nouvelles
techniques, du moins, pour démarrer, l'usage mas-sif de pratiques
condamnées depuis toujours par l'Eglise". Les règles religieuses et la
culture européenne de l'époque permettent le prêt (à condition qu'il
soit à bas intérêt) mais condam-nent simultanément l'usure pro-pre-ment
dite par-ce qu'elle favorise un enrichissement illicite de l'individu
qui ne produit rien directement pour la com-mu-nauté. Par ailleurs,
elle cause la ruine de ceux qui ont un besoin urgent d'argent liquide.
L'usure, pour l'esprit médiéval, n'est donc pas un péché comparable aux
autres. Son installation dans la société, sa banalisation, créera les
conditions d'éclosion du capita-lisme.
Parlant de l'usurier,
Le Goff nous explique qu'il est difficile de comprendre aujourd'hui les
en-jeux sociaux et idéologiques qui se sont noués au-tour de ce
Nosferatu du précapita-lisme. Il était considéré par nos ancêtres comme
"un vampire doublement effrayant de la société chrétienne, car ce
suceur d'ar-gent est souvent assimilé au Juif déicide, in-fanticide et
profanateur d'hostie" (p. 10). En effet, la pratique de l'usure,
prohibée pour les chrétiens, a été, pour les Juifs, l'unique mode de
pouvoir social réel qui leur a été permis d'exercer. Bien sûr, il y
avait beau-coup de non-Juifs qui vivaient également de l'usure,
refusant de prendre en compte les interdits religieux et politiques.
Face au dan-ger du capitalisme sous sa forme usuraire, la société
médiévale réagissait vigoureusement tant sur le plan doctrinal et
re-ligieux que sur le plan culturel et politique. L'Egli-se a tou-jours
condamné l'usure sur base de mul-ti-ples décisions conciliaires et des
écrits des Pè-res de l'Eglise.
Devant l'augmentation du
danger, les inter-dits se firent plus fréquents et pressants. On
constatait que l'usure jetait sur la paille un grand nombre de paysans,
ce qui favorisait un dépeuplement des campagnes et fragi-lisait tout le
système écono-mique de l'é-po-que. Le Goff poursuit sa démons-tra-tion:
"L'an-tijudaïsme de l'Eglise se durcit et, dans la société chrétienne,
du peuple aux prin-ces, l'antisémitisme ‹avant la lettre‹ ap-paraît au
XII° et surtout au XIII° siècle" (p. 39). Les peuples se mettent à
confondre Juifs et usuriers. La gravité et l'urgence du problème
apparaît clairement dans un décret du IV° Concile du La-tran de 1215:
"Voulant en cette matière empê-cher les Chrétiens d'être traités
inhumainement par les Juifs nous décidons [Š] que, si, sous un prétexte
quelconque des Juifs ont exigés des Chré-tiens des intérêts lourds et
excessifs, tout commerce des Chrétiens avec eux sera interdit jusqu'à
ce qu'ils aient donné satis-fac-tion" (cité par Le Goff, p. 39).
L'usurier ne preste aucun travail utile à la communauté
Pour
illustrer les condamnations successives de l'usure sur le plan
religieux, nous avons l'em-bar-ras du choix. Avant toute chose,
l'usurier est con-sidéré comme un voleur qui vit du turpe lu-crum (vice
du lucre). L'usure est perçue comme un péché "contre na-ture": l'argent
doit servir de moyen d'é-chan-ge. Un point c'est tout. S'il est prêté
et génère de la sorte un surplus d'argent, c'est contraire à l'ordre
naturel, donc à Dieu (se-lon le principe Natura, id est Deus). Tous les
théologiens de l'époque sont d'accord: "Que vend-il [l'usurier], en
effet, sinon le temps qui s'écoule entre le moment où il prête et celui
où il est remboursé avec in-térêt?" (p. 42).
Le résultat, c'est
que l'individu qui ne preste au-cune activité utile à la communauté vit
de la sueur de ses victimes. Aujourd'hui, c'est chose ordinaire pour
toutes les grandes ban-ques du monde capitaliste. Dans l'Eu-ro-pe
médiévale tradition-nel-le, c'était un crime contre la nature, un
"mi-racle diabolique". Dante a condamné les usuriers parce qu'il
pé-chaient contre la nature, tandis que Tho-mas d'Aquin abordait le
problème du point de vue social: "Recevoir une usure pour de l'ar-gent
prêté est en soi injuste: car on vend ce qui n'existe pas, instaurant
par là mani-festement une inégalité contraire à la justice" (cité par
Le Goff, p. 29). La théologie (qui, au Moyen Age, constitue l'idéologie
de l'Euro-pe féodale) n'accorde aucu-ne circonstance atténuante.
S'alignant sur la tri-partition pro-pre à la société indo-européenne
tradition-nelle, Jacques de Vitry affirmait que "Dieu a ordonné trois
genres d'hommes", les pay-sans/travailleurs, les chevaliers et les
clercs "mais le diable en a ordonné une quatrième, les usuriers. Ils ne
participent pas au travail des hommes et ils ne seront pas châtiés avec
les hommes, mais avec les démons" (cité par Le Goff, pp. 60/61).
Traduit en langage contem-po-rain, cela signifie que l'usure n'est pas
une simple "déviation" sociale mais est, par sa nature même, un crime
contre toute la communauté.
Le Goff ne se contente pas de
consacrer de nombreuses pages de son livre aux polémi-ques des
théologiens et des docteurs contre l'usure; il nous rappelle aussi que
les sou-verains et les hommes du peuple les détes-taient. Déjà les lois
romaines et byzantines, de même que les lois germaniques, avaient fixé
des limites aux intérêts. Charlemagne prohiba l'usure par son
Admones-tio gene-ralis tandis que "Philippe Auguste, Louis VIII et
surtout Saint Louis (IX) édictèrent une législation très sévère à
l'égard des usuriers juifs. Ainsi la répression parallèle du judaïsme
et de l'usure contribua-t-elle à alimenter l'antisémitis-me naissant et
à noir-cir encore l'image de l'usu-rier plus ou moins assimilé au Juif"
(p. 40). Au niveau du menu peuple, l'usurier devient l'objet de
l'hostilité et du mépris de toute la société: "L'historien
d'aujourd'hui lui reconnaît la qua-lité de précurseur d'un système
écono-mique qui, malgré ses injustices et ses tares, s'inscrit, en
Oc-cident, dans la trajectoire d'un progrès: le capi-ta-lisme. Alors
qu'en son temps cet homme fut honni, selon tous les points de vue de
l'époque" (p. 45).
Dans une société qui n'admet la richesse
indi-viduelle que si elle est obtenue par un labeur hon-nête ‹d'ordre
spirituel, intel-lec-tuel ou phy-si-que‹ l'usurier sera souvent comparé
aux bêtes féroces et aux animaux sordides, symbolisant sa voracité et
le dés-honneur dans lequel il se vautre. Les légen-des populaires
abondent, qui racontent l'hor-reur de la mort de l'usurier et sa
dam-nation éternelle; le symbolisme de ces his-toires horri-bles,
colportées au cours des siè-cles, est très évocateur.
Malgré l'opprobre qui le couvre, l'usurier prend le pouvoir
en Occident
Mais,
malgré tout, l'usurier réussira à se défaire de son image de marque
pour le moins négative. L'Europe féodale avait deux ennemis: a) le
com-munisme avant la lettre, porté par certaines sec-tes hérétiques et
b) le capitalisme dont l'usurier fut le premier impulseur. Le premier
fut éliminé relative-ment facilement tant sur le plan militaire que sur
le plan social. Le second, en revan-che, évoluant sur des chemins plus
subtils, parvient à survivre et à lancer un processus historique qui,
aujourd'hui, vient d'atteindre son point culmi-nant avec la domination
idéologique du mon-dia-lisme. Petit à petit, en effet, l'usurier est
parvenu à tirer son épin-gle du jeu parce que des souverains et des
hommes d'Eglise ont cru pouvoir ins-tru-mentaliser sa personne, à un
moment de l'histoire où les tensions religieuses s'es-tom-pent. Ce qui
a permis à l'usurier de sor-tir de son iso-lement. Le résultat actuel
de cette mutation: un système capitaliste qui généralise l'usure à
l'é-chelle de la planète; de ce fait, l'usure n'est plus l'¦uvre
d'indi-vidus mais de ces pieuvres finan-cières mons-trueuses que sont
les banques. Leurs tentacules enserrent tout: les petites et les
mo-yennes entreprises en difficulté comme les gou-vernements et les
Etats. Les victimes de l'usure sont désormais des peuples entiers. Le
Goff si-gnale toutefois que l'aver-sion à l'endroit de l'u-sure, dans
ses formes les plus intransigeantes, n'est pas morte au Moyen Age. Elle
s'est re-vi-vifiée dans l'esprit du grand poète américain Ezra Pound,
digne héritier de Dante et des po-lémistes médié-vaux (Le Goff
reproduit deux de ses poèmes contre l'usure en annexe de son li-vre).
Le Goff, parce que ce n'est pas directement son sujet, passe sous
silence l'engagement po-litique de Pound pour le fascisme, son action à
la radio, ses discours de propa-gan-de prononcés pendant la guerre, ses
poé-sies politiques, la lon-gue persécution qu'il a endurée, son
internement dans un asyle psy-chiatrique aux Etats-Unis, etc.
Tout
cela concerne pourtant directement le pro-blème de l'usure. Pound a
précisément ad-héré au fascisme parce qu'il voyait dans ce mou-vement
une révolte résolument anti-usuro-cra-tique et considérait que les
révolu-tions nationales-po-pulaires d'Europe cons-ti--tuaient les
premiers re-vers réels infligés à l'usure internationale au cours de
ces der-niers siècles.
Tirer les conclusions qui
s'imposent de l'histoire de l'usure
De
tout cela, il convient de tirer quelques con-clusions utiles, afin de
forger une stra-tégie révo-lutionnaire. D'abord, prenons ac-te du fait
que l'u-sure est l'un des instruments essentiels qui ca-ractérisent
l'impérialisme capitaliste. Ensuite, re-connaissons la nature éminement
subversive, le caractère résolu-ment anti-naturel de l'usure à tou-tes
les époques et en tous lieux. Enfin, dési-gnons l'usurocratie
mondialiste comme notre en-nemi principal, comme un ennemi avec lequel
aucun compromis n'est possible. En adoptant une telle ligne
stratégique, nous reprenons deux flambeaux: celui de l'Eu-rope
traditionnelle et ce-lui de l'Europe na-tionale-révolutionnaire.
Combattre
l'usurocratie moderne, c'est se poser comme une double avant-garde: a)
l'avant-garde de la sacralité (qui devrait sous-tendre la totalité du
monde) et de la tra-di-tion contre le maté-rialis-me et le laïcisme et
b) l'avant-garde des peuples oppressés du monde entier contre
l'impéria-lis-me de la haute finance mondialiste. Les érudits
mé-diévaux disaient de l'usure, parce qu'elle s'ali--mentait sans
cesse, qu'elle était un crime qui ne s'interrompait jamais mais au
con-traire se per-pé-tuait et s'aggravait chaque heu-re de la journée,
chaque jour de l'année. L'usure "travaille" quand hommes et bêtes
dorment, quand les champs s'épuisent. L'usure exige son tribut sans
être sou-mise aux morsures du temps. L'usure gagne en dormant,
aiguillonée par Satan: c'est son "mi-racle diabolique". Conclusion des
auteurs mé-dié-vaux: "A péché sans arrêt et sans fin, châtiment sans
trêve et sans fin" (cité par Le Goff, p. 32/33). Paraphrasons cet
auteur anonyme du Moyen-Age à quelques siècle de distance, actualisons
sa pa-role: "A crime sans repos et sans fin, guerre sans trêve et sans
fin".
Marzio PISANI.
(texte tiré d'Avanguardia, n°51,
septembre 1989; Adresse: Avanguardia, c/o Leonardo Fonte, Via
Franchetti 61, I-91.100 Trapani, Italie).